« Lorsque je suis arrivé chez Armor comme directeur général, on m’avait prévenu : «Les pneus brûlent devant l’usine» », se souvient Hubert de Boisredon. A l’époque, en 2004, l’entreprise, spécialisée en technologies d’impression (1.800 salariés, dont 700 à Nantes), affiche un triste bilan. Chiffre d’affaires en berne, climat social dégradé, locaux délabrés et plusieurs de ses cadres en burn-out.

La cause ? Un patron tyrannique qui exploitait et maltraitait ses employés. « Lors de ma première réunion de direction, tout le monde se dévisageait. C’était la première fois que les cadres étaient invités à partager leurs idées. Jusque-là il leur était interdit de rapporter à leurs pairs ce que le patron leur avait dit en tête à tête. »

Pour redresser la barre, Hubert de Boisredon opte vite pour un management par le bien-être. Définition de valeurs communes, mise en place d’une cantine bio et d’une crèche, rénovation des bâtiments, création d’une université interne, expression libre… Douze ans plus tard, les résultats sont là : Armor est leader mondial des rubans d’impression pour étiquettes codes-barres et du recyclage des cartouches laser. Et les salariés ont le sourire…

L’épanouissement fait un carton

Ce patron n’a pas de recette miracle, mais une conviction : une entreprise dont les salariés vont mal court à la catastrophe. Le bien-être au travail mobilise depuis plus de dix ans psychologues, sociologues, médecins, écrivains et chefs d’entreprise.

On ne compte plus les ouvrages, tribunes, rapports qui dressent un état des lieux ou dénoncent la souffrance au travail et les bullshit jobs (« boulots à la con »), une expression imaginée en 2013 par l’anthropologue américain David Graeber. Le Bonheur au travail, un documentaire de Martin Meissonnier diffusé sur Arte début 2015, fait un carton sur le Web.

La gravité du phénomène du burn-out, et son cortège de suicides chez France Télécom et chez Renault entre 2006 et 2009, a amené les acteurs économiques à s’interroger sur les conditions de travail offertes aux salariés.

« Même la finance s’intéresse à la question, souligne Alexandre Jost, fondateur de la Fabrique Spinoza, think tank du bonheur citoyen. Le fonds d’investissement Sycomore a créé Happy @ Work, un portefeuille d’actions dont les titres sont sélectionnés en fonction de l’épanouissement des collaborateurs. »

Les entreprises sont d’autant plus poussées à agir qu’elles ont des obligations légales en matière de prévention du stress, du harcèlement moral et des risques psychosociaux (RPS). L’article L. 4121-1 du code du travail précise : « L’employeur prend les mesures nécessaires pour protéger la santé physique et mentale des travailleurs. » L’accord national interprofessionnel du 19 juin 2013 sur la qualité de vie au travail les engage également en ce sens.

Tous ces efforts n’ont pas été vains. Les enquêtes sur le terrain montrent en effet un progrès constant en matière de bien-être au travail. Selon l’observatoire Sociovision, 81% des salariés se déclarent satisfaits de leur job en 2016 (77% en 2008), 54% se sentent engagés (47% en 2010) et 65% considèrent qu’on encourage leurs initiatives (58% en 2008).

Le baromètre 2016 d’Edenred-Ipsos va dans le même sens : 76% des salariés estiment faire un travail intéressant, 71% savent pouvoir compter sur le soutien de leurs collègues, 66% ont du plaisir à venir travailler le matin.

Un bémol toutefois : la hiérarchie, jugée pas assez attentive à l’individu (considération, formation), ce qui donne un score de bien-être au travail de 67% seulement (71% dans le monde). Et les services de ressources humaines sont, en la matière, estimés « peu actifs » par 42% des sondés d’Edenred-Ipsos.

Il reste encore du chemin à parcourir ! Pour les managers, en première ligne sur ces questions, l’essentiel est de bien cerner quels sont les ingrédients du bonheur au travail.

Salarié heureux, employé efficace !

Pour Jacques Lecomte, docteur en psychologie, auteur des Entreprises humanistes (Les Arènes, 2016), ces ingrédients sont au nombre de trois : faire un métier qu’on aime et y trouver du plaisir et de la fierté ; avoir le sentiment d’être utile et constater l’impact positif de son travail ; avoir de bonnes relations aux autres dans un esprit de coopération entre pairs, mais aussi trouver bienveillance et considération auprès de son N + 1.

Des éléments qui sont autant de leviers d’action. « Ne pas jouer collectif et vouloir tout faire tout seul est quasiment une faute professionnelle », commente Jacques Lecomte.

De son côté, le philosophe et conférencier Vincent Cespedes, auteur de Magique étude du bonheur (Larousse, 2010), insiste sur la passion. « Le bonheur, c’est être auteur de sa vie, participer à la stratégie et à la décision. Le manager peut facilement faire baisser la pression en laissant les gens s’auto-organiser, se raconter l’histoire à leur manière, ce qui génère en outre de la performance. »

Car les études confirment que l’implication des salariés est proportionnelle au sens et au plaisir qu’ils trouvent à leur travail. Absences moins fréquentes, turnover en baisse, productivité accrue… Les entreprises ont donc tout intérêt à approfondir la question.

Le Crédit agricole et Amundi ont ainsi programmé des déjeuners philo mensuels sur des thèmes comme « Ethique et morale » ou « La politesse a-t-elle un sens ? ». La Société générale leur emboîte le pas. « Ces réunions, note l’animateur-philosophe Tristan de Fommervault, fondateur de Cafesphilo.com, permettent à des gens qui ne se croisent jamais, dans des bureaux pourtant magnifiques, de sortir de l’isolement. Et de prendre de la hauteur sur ce qu’ils font. » Une réflexion hautement salutaire !

LES QUATRE BRÛLURES DU MAL-ÊTRE PROFESSIONNEL

Phénomène massif avec 150.000 cas répertoriés par an, le burn-out reste pourtant mal connu. Selon le guide de prévention de la Fédération des intervenants en risques psychosociaux (Firps), édité en 2015, les origines du mal viennent de quatre facteurs principaux.

• Exigence émotionnelle : exposition à la violence extérieure (comme dans la police), obligation de cacher ses émotions.

• Intensité du travail : objectifs irréalistes, urgence permanente, horaires excessifs…

• Mauvaise qualité des rapports sociaux : injonctions contradictoires, manque de solidarité…

• Insécurité de la situation professionnelle : peur de la perte d’emploi, risque de surinvestissement. On peut y ajouter le conflit de valeurs éthiques ainsi que le manque d’autonomie.

♦ 49 % des salariés du privé pensent à l’ambiance et aux relations avec les collègues quand on leur parle de qualité de vie au travail.
(Sondage Sociovision pour Malakoff Médéric.)

♦ 8 salariés sur 10 estiment qu’une bonne qualité de vie au travail profite autant aux employés qu’à l’entreprise.
(Etude Anact-TNS Soffres 2013.)

♦ 1 euro dépensé pour prévenir les risques psychosociaux se traduit par 1 à 13 euros d’économie sur les coûts de l’entreprise.
(Etude EU-Osha 2014.)

Marie-Madeleine Sève